DIGRESSION SUR LA FAMILLE DES COURTENAI

La pourpre des trois empereurs qui régnèrent à Constantinople légitimera ou excusera une digression sur l’origine de la maison de Courtenai, et sur les vicissitudes singulières de sa fortune[2702], dans ses trois principales branches, 1° d’Édesse, 2° de France, et 3° d’Angleterre ; la dernière a survécu, seule aux révolutions de huit cents ans.

C’est lorsque le commerce n’a pas encore répandu les richesses, quand les lumières n’ont pas encore dissipé les préjuges, que les prérogatives de la naissance se font sentir le plus fortement, et sont reconnues avec le plus d’humilité. Dans tous les siècles, les lois et les usages des Germains ont distingué les divers rangs de la société. Les ducs et les comtes qui se partagèrent l’empire de Charlemagne, rendirent leurs offices héréditaires ; chaque baron léguait à ses enfants son honneur et son épée. Les familles les plus vaines de leurs prétentions se résignent à perdre dans l’obscurité du moyen âge la tige de leur arbre généalogique, dont les racines, quelque profondes qu’elles puissent être, aboutissent certainement à un plébéien ; et leurs généalogistes sont forcés de descendre à dix siècles après l’ère chrétienne, pour découvrir quelques renseignements dans les surnoms, les armoiries et les archives. Les premiers rayons de lumière[2703], nous font discerner Athon, chevalier français ; sa noblesse est prouvée par le rang de son opéré, dont on ne dit point le nom, et nous trouvons la preuve de son opulence dans la construction du château de Courtenai, à environ cinquante-six milles au sud de Paris ; dans le district du Gâtinais. Depuis le règne de Robert, fils de Hugues Capet, les barons de Courtenai tiennent une place distinguée parmi les vassaux qui relevaient immédiatement de la couronne ; et Josselin, petit-fils d’Athon et d’une mère noble, est enregistré parmi les héros de la première croisade. Il s’attacha particulièrement aux étendards de Baudouin de Bruges, second comte d’Édesse, son parent ; ils étaient fils de deux sœurs. Baudouin lui donna en fief une principauté dont il était digne, qu’il sut conserver, et dont le service prouve qu’il citait suivi d’un grand nombre de guerriers. I. Les comtes d'Édesse 1101-1152. Après le départ de son cousin, Josselin fut investi du comté d’Édesse., et régna sur les deux rives de l’Euphrate. La sagesse de son gouvernement durant la paix lui attira un grand nombre de sujets de l’Europe et de la Syrie. Son économie remplit ses magasins de grains, d’huiles et de vins, et ses châteaux de chevaux, d’armes et d’argent. Dans le cours d’une sainte guerre de trente années, Josselin fut alternativement vainqueur et captif ; mais il mourut en soldat, porté dans sa litière à la tête de ses troupes ; et ses derniers regards virent la défaite des Turcs, qui s’étaient fiés sur son âge et ses infirmités. Son fils, successeur de son nom et de ses États, manquait moins de valeur que de vigilance ; mais il oublia quelquefois qu’il faut autant de soins pour conserver un empire que pour en faire la conquête. Le prince d’Édesse défia les forces des Turcs sans s’assurer le secours du prince d’Antioche, et négligea, dans les plaisirs de Turbessel en Syrie[2704], la défense de la frontière qui séparait les chrétiens des Turcs au-delà de l’Euphrate. Tandis qu’il était absent, Zenghi, le premier des Atabeks, assiégea et emporta d’assaut Édesse sa capitale, faiblement défendue par une troupe de timides et perfides orientaux. Les Francs entreprirent de rentrer dans Édesse ; ils furent vaincus, et Courtenai termina sa vie dans les prisons d’Alep. Il lui restait encore un ample patrimoine ; mais sa veuve et son fils encore enfant ne pouvaient résister aux efforts de leurs vainqueurs ; ils cédèrent à l’empereur de Constantinople, en échange d’une pension annuelle, le soin de défendre et la honte de perdre les dernières possessions des Latins. La comtesse douairière d’Édesse, se retira dans la ville de Jérusalem avec ses deux enfants. Sa fille Agnès devint l’épouse et la mère d’un roi. Son fils, Josselin III, accepta l’office de sénéchal, le premier du royaume. Dans sa nouvelle seigneurie de la Palestine, il était tenu du service militaire de cinquante chevaliers ; et son nom tient une place honorable dans toutes les transactions de la guerre et de la paix ; mais on le vit disparaître lors de la perte de Jérusalem, et le nom de Courtenai, de la branche d’Édesse, fût éteint par le mariage de ses deux filles avec deux barons allemand et français[2705].

II. Les Courtenai de France. Tandis que Josselin régnait au-delà à l’Euphrate, son frère aîné, Milon, fils de Josselin et petit-fils d’Athon, jouissait en paix, sur les bords de la Seine, de ses biens et de son château héréditaire, qui passèrent, après sa mort, à son troisième fils Renaud ou Réginald. Dans les annales des anciennes familles, on trouve peu d’exemples de génie ou de vertu ; mais l’orgueil de leurs descendants recueille avec soin les traits de rapines ou de violence, pourvu qu’ils annoncent une supériorité de valeur ou de puissance. Un descendant de Renaud de Courtenai devrait rougir du brigand qui dépouilla et emprisonna des marchands, quoiqu’ils eussent payé les droits du roi à Sens et à Orléans ; mais il en tirera vanité, parce que le comte de Champagne, régent du royaume, fut obligé de lever une armée pour le forcer à la restitution[2706]. Renaud laissa ses domaines à sa fille aînée, et la donna en mariage au septième fils de Louis le Gros, qui en eut un grand nombre d’autres. Il serait naturel de supposer que ce nom va s’élever à la dignité à un nom royal, que les descendants de Pierre de France et d’Elisabeth de Courtenai jouirent du titre et des honneurs de princes du sang ; mis on négligea longtemps leurs réclamations, et on finit par les rejeter. Les motifs de cette disgrâce comprendront l’histoire de la seconde branche. 1° Dans les siècles des croisades, la maison royale de France était déjà révérée de l’Orient et de l’Occident. Mais on ne comptait que cinq règnes ou générations depuis Hugues Capet jusqu’à Pierre, et leur titre paraissait encore si précaire que chaque monarque croyait nécessaire de faire couronner durant sa vie son fils aîné. Les pairs de France ont maintenu longtemps leur droit de préséance sur les branches cadettes de la maison régnante ; et les princes du sang ne jouissaient pas, dans le douzième siècle, de cet éclat répandu aujourd’hui sur les princes les plus éloignés de la succession à la couronne. 2° Il fallait que les barons de Courtenai fissent grand cas de leur nom, et qu’il fût en grande vénération dans l’opinion publique, pour qu’ils imposassent au fils d’un monarque l’obligation d’adopter, en épousant leur fille, son nom et ses armes pour lui et pour toute sa postérité. Lorsqu’une héritière épouse son inférieur ou même son égal, on exige et on accorde souvent cet échange. Mais en s’éloignant de la tige royale, les descendants de Louis le Gros se trouvèrent insensiblement confondus avec les ancêtres de leur mère, et les nouveaux Courtenai méritaient peut-être de perdre les honneurs de leur naissance, auxquels, un motif d’intérêt les avait fait renoncer. 3° La honte fut infiniment plus durable que la récompense, et leur grandeur passagère se termina par une longue obscurité. Le premier fruit de cette union, Pierre de Courtenay, avait épousé, comme je l’ai déjà dit, la sœur des comtes de Flandre, les deux premiers empereurs latins de Constantinople. Il se rendit imprudemment à l’invitation des barons de la Romanie ; ses deux fils, Robert et Baudouin, occupèrent successivement le trône de Byzance, et perdirent les derniers restes de l’empire latin de l’Orient. La petite-fille de Baudouin II allia une seconde fois cette famille au sang de France et des Valois. Pour soutenir les frais d’un règne précaire et orageux, ils engagèrent ou vendirent toutes leurs anciennes possessions, et les derniers empereurs de Constantinople ne subsistèrent que des charités de Rome et de Naples.

Tandis que les aînés dissipaient leur fortune en courant les aventures romanesques, et que le château de Courtenai était profané par un plébéien, les branches cadettes de ce nom adoptif s’étendirent et se multiplièrent ; mais le temps et la pauvreté obscurcirent l’éclat de leur naissance. Après la mort de Robert, grand-bouteiller de France, ils descendirent du rang de princes à celui de barons ; les générations suivantes se confondirent avec les simples gentilshommes, et dans les seigneurs campagnards de Tanlai et de Champignelles on ne reconnaissait plus les descendants de Hugues Capet. Les plus aventureux embrassèrent sans déshonneur la profession de soldat ; les autres, moins riches et moins actifs, descendirent, comme leurs cousins de la branche de Dreux, dans l’humble classe des paysans. Durant une période obscure de quatre cents ans, leur origine royale devint chaque jour plus douteuse, et leur généalogie, au lieu, d’être enregistrée dans les annales du royaume, ne peut être vérifiée que par les recherches pénibles des généalogistes. Ce ne fut que vers la fin du seizième siècle, lorsqu’ils virent monter sur le trône une famille qui en était presque aussi éloignée, que les Courtenai servirent se réveiller le souvenir de leur naissance. Des doutes élevés sur la légitimité de leur noblesse leur firent entreprendre de prouver qu’ils descendaient de la famille royale. Ils réclamèrent la justice et la compassion de Henri IV, obtinrent l’attestation de vingt jurisconsultes d’Italie et d’Allemagne, et se comparèrent modestement aux descendants de David, dont le laps des siècles et le métier de charpentier n’avaient point anéanti les prérogatives[2707] ; mais toutes les circonstances leur furent contraires, toutes les oreilles furent sourdes a leurs justes réclamations. L’indifférence des Valois semblait justifiée celle des Bourbons : les princes du sang, de la branche régnante, dédaignèrent l’alliance d’une parenté sans éclat : les parlements ne rejetèrent point leurs preuves ; mais, écartant un exemple dangereux par une distinction arbitraire, ils prétendirent que saint Louis était la véritable tige de la famille royale[2708]. Les Courtenai continuèrent en vain leurs plaintes et leurs réclamations, qui se sont terminées dans ce siècle par la mort du dernier mâle de la famille[2709]. Le sentiment de fierté qu’inspire la vertu adoucit la rigueur de leur situation ; ils, rejetèrent toujours avec dédain les offres de faveurs et de fortune : un Courtenai, au lit de la mort, aurait sacrifié son fils unique, s’il se fut montré capable de renoncer, pour le sort le plus brillant au titre et aux droits de prince légitime du sang de France[2710].

III. Les Courtenai d’Angleterre. Selon les anciens registres à l’abbaye de Ford, les Courtenai de Devonshire descendent du prince Florus, second fils de Pierre et petit-fils de Louis le Gros[2711]. Cette fable, inventée par la reconnaissance ou la vénalité des moines, à été trop facilement adoptée par nos antiquaires Camden[2712] et Dugdale[2713] ; mais elle se rapporte si peu au temps et elle est si clairement contraire à la vérité, que la fierté judicieuse de la famille refuse d’adopter ce fondateur imaginaire. Les historiens les plus dignes de confiance croient qu’après avoir donné sa fille en mariage au fils du roi, Renaud de Courtenai abandonna ses possessions de France, et obtint du monarque anglais une seconde femme et un nouvel établissement. Il est certain du moins que Henri II distingua dans ses camps et dans ses conseils un Reginald du même nom, portant les mêmes armes, et que l’on peut raisonnablement croire descendu de la race des Courtenai de France. Le droit de tutelle autorisait le seigneur suzerain à récompenser son vassal par le mariage d’une riche et noble héritière, et Courtenai acquit de belles possessions dans le Devonshire, où sa postérité réside depuis plus de six cents ans[2714]. Havise, l’épouse de Renaud, avait hérité de Baudouin de Briones, baron normand, investi par Guillaume le Conquérant, le bien honorifique de Okehampton, qui était tenu à la charge du service de quatre-vingt-treize chevaliers. Elle avait aussi le droit, quoique femme, de réclamer les charges masculines de vicomte héréditaire ou shérif, et de gouverneur du château royal d’Exeter. Robert, leur fils, épousa la sœur du comte de Devon. Environ un siècle après, à l’extinction de la famille des Rivers[2715], Hugues II, son petit-fils, hérita du titre qu’on regardait encore comme une dignité territoriale ; et douze comtes de Devon, du nom de Courtenai, fleurirent successivement dans une période de deux cent vingt ans. On les comptait dans le nombre des plus puissants barons du royaume, et ce ne fut qu’après une opiniâtre contestation qu’ils cédèrent au fief d’Arundel la première place dans le parlement d’Angleterre. Les Courtenai contractèrent des alliances avec les plus illustres familles : les Veres, les Despenser, les Saint-John, les Talbot, les Bohun, et même avec les Plantagenêt. Dans une querelle avec Jean de Lancastre, un Courtenai, évêque de Londres, et depuis archevêque de Cantorbéry, montra une confiance profane dans le nombre et la puissance de sa famille et de ses alliés. En temps de paix, les comtes de Devon vivaient dans leurs nombreux châteaux et manoirs de l’Occident : ils employaient leur immense revenu à des actes de dévotion et d’hospitalité ; et l’épitaphe d’Édouard, qu’une infirmité a fait connaître sous le nom de l’Aveugle, et que ses vertus ont fait nommer le Bon, présente avec ingénuité une sentence de morale dont pourrait cependant abuser une imprudente générosité. Après une tendre commémoration de cinquante-cinq ans d’union et de bonheur qu’il avait passés arec son épouse Mabel, le bon comte parle ainsi du fond de son tombeau :

What we gave, we have ;

What we spent, we had ;

What we left, we lost[2716].

Ce qu’ai donné me semble avoir encor ;

J’ai eu ce que j’ai dépensé ;

J’ai perdu ce que j’ai laissé.

Mais leurs pertes dans ce sens furent fort supérieures à leurs dons et à leurs dépenses ; et leurs héritiers furent, aussi bien que les pauvres, l’objet de leurs soins paternels. Les sommes qu’ils payèrent pour droit de prise de possession et saisine attestent la grandeur de leurs biens, et plusieurs des domaines actuellement possédés par leur famille y sont depuis le quatorzième et même depuis le treizième siècle. Les Courtenai remplissaient à la guerre le devoir de chevaliers, et en méritèrent les honneurs ; on leur confia souvent la levée et le commandement des milices du Devonshire et de la Cornouailles : ils suivirent quelquefois leur seigneur suzerain sur les frontières d’Écosse, et servirent quelquefois chez l’étranger, pour un prix convenu, avec une suite de quatre-vingts hommes d’armes et autant d’archers. Ils combattirent sur terre et sur mer avec les Édouard et les Henri. Leur nom paraît avec éclat dans les batailles, les tournois, et dans la première liste des chevaliers de la jarretière. Trois frères de cette famille contribuèrent à la victoire du prince Noir en Espagne. Au bout de six générations, les Courtenai d’Angleterre partageaient la méprisante aversion de leurs compatriotes pour la nation et le pays dont ils tiraient leur origine. Dans la querelle des deux roses, les comtes de Devon prirent le parti de la maison de Lancastre, et trois frères moururent successivement ou sur le champ de bataille ou sur l’échafaud : Henri VII les rétablit dans leurs biens et dans leurs titres ; une fille d’Édouard IV ne dédaigna pas d’épouser un Courtenai ; leur fils, créé marquis d’Exeter, jouit de la faveur de son cousin Henri VIII, et dans le camp du drap d’or il rompit une lance contre le monarque français. Mais la faveur de Henri était le prélude de la disgrâce, et la disgrâce annonçait la mort. Le marquis d’Exeter fut une des plus illustres et des plus innocentes victimes de la jalousie dû tyran : soir fils Édouard mourût en exil à Padoue, après avoir langui longtemps prisonnier dans la Tour. L’amour secret de Marie, qu’il négligea, peut-être en faveur d’Élisabeth, répand un vernis romanesque sur l’histoire de ce jeune comte dont on vante la beauté. Les débris de son patrimoine passèrent dans différentes familles par les alliances de ses quatre tantes, et les princes qui succédèrent au trône d’Angleterre rétablirent ses honneurs personnels par des patentes, comme s’ils eussent été supprimés légalement ; mais il existait encore une branche qui descendait de Hugues Ier, comte de Devon, branche cadette de la maison de Courtenai, dont le château de Powderham a toujours été le siège depuis le règne d’Édouard III jusqu’à nos jours, c’est-à-dire depuis environ quatre cents ans. Des concessions et des défrichements en Irlande ont considérablement augmenté leur patrimoine ; et ils viennent d’être récemment rétablis dans les honneurs de la patrie. Cependant les Courtenai conservent encore la devise plaintive qui déplore la chute de leur maison, et en affirme l’innocence[2717]. Le regret de leur grandeur passée ne les rend pas sans doute insensibles à leur prospérité présente. Dans les annales des Courtenai, l’époque la plus brillante est en même temps celle de leurs plus grandes calamités ; et un pair opulent de la Grande-Bretagne ne doit pas porter envie à des empereur de Constantinople, qui parcouraient l’Europe en sollicitant des aumônes pour le soutien de leur dignité et la défense de leur capitale.